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JUL : "Je pense qu'on est ce qu'on lit"

  • Écrit par : Julie Cadilhac

JulPar Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ La philosophie est une discipline à l'écho varié: pour certains, elle déclenche une adhésion immédiate et enthousiaste. Pour (beaucoup) d'autres, à son évocation, elle provoque soit des soupirs d'ennui, soit des regards apeurés d'êtres pétrifiés à l'idée de ne rien comprendre ou encore -pour les plus coriaces- des sourires amusés de mise à distance. Cet "amour de la sagesse", pratiqué jadis par de vieux barbus en toges qui déambulaient sous des portiques ou tempêtaient les fesses nues sur l'agora dans un tonneau, et qui prétend rechercher la vérité, être en quête d'un sens à la vie et du bonheur, disserte sur toutes sortes de thèmes élevés comme le beau, le bien, le juste, laissent souvent songeur l'homme pragmatique et pressurisé par son quotidien. Mettre en place un questionnement, une interprétation et une réflexion sur le monde et l'existence humaine semble en effet un luxe inaccessible à celui qui court après le temps entre les obligations professionnelles, maritales, familiales et sociétales. 

Charles Pépin et Jul, en super-héros modernes qu'ils sont (combattant vaillamment l'ignorance qui se propage crânement dans les esprits égarés vers de nouvelles idoles technologiques et médiatiques ) ont cherché une solution pour que cette science des premiers principes et des premières causes puissent être pourtant abordable et intelligible, sans toutefois créer un produit de consommation rapidement digéré et d'une consistance modeste. Non, ces deux esprits talentueux ont uni leurs intelligences pour imaginer une Encyclopédie mondiale des philosophes et des philosophies ambitieuse qui mêle textes et dessins. On y croise Sartre, Badiou, Socrate, Wittgenstein, Averroès, Deleuze et même le Petit Prince....plus de 100 penseurs en tout, de tous les siècles! Le talent de ces deux ouvrages? Rendre accessible des pensées profondes sans les dénaturer, savoir conserver l'exigence sans oublier l'humour. Côtoyer toute la variété de la pensée humaine pour vous permettre d'entamer une démarche de réflexion sur les savoirs disponibles, voilà donc ce que vous proposent Jul et Charles Pépin. Afin que vous puissiez ensuite ne plus avoir de complexes pour affronter le dialogue et le débat d'idées. A l'heure où la France polémique au sujet de la perte possible de son accent circonflexe et désespère contre un gouvernement qui "trahit" sa langue, "La Planète des sages" pourrait être l'un des outils idéaux pour traverser cette crise identitaire sans précédent. Pensez donc! Comment va-t-on supporter de laisser les mots vivre sans chapeau!?. Plus sérieusement, les grands penseurs auront - à n'en pas douter - des clés utiles pour vous permettre de mieux appréhender les problématiques brûlantes d'actualité.
 
Ouvrons une parenthèse. Sachez qu'entre ces deux tomes de "La planète des sages", les deux acolytes se sont laissés aller à une fantaisie nommée " Platon la Gaffe" qui évoque le monde du travail dans une entreprise où les membres sont tous des philosophes renommés. Une petite récréation délicieuse que l'on ne saurait que trop vous recommander!
 
Nous avons rencontré Jul qui est à l'humour ce que Lucky Luke est à la gâchette. Un Socrate de la paronymie qui choisit le trait mordant comme maïeutique. Un sage moderne, normalien et agrégé d'histoire, dessinateur de presse et auteur de bandes-dessinées, qui croit en le pouvoir des savoirs et de la lecture pour constituer une communauté d'esprits qui fasse sens." Je pense qu'on est ce qu'on lit" - Ainsi parlait Jul. Et nous ne pourrons que trop vous recommander de vous procurer d'urgence ses livres truffés de jeux de mots et de références détournées qui dépoussièrent la perception de la philosophie et conquerront votre coeur comme ils l'ont déjà fait pour des milliers de lecteurs!  " Yes we Kant!" 
 

En guise de prolégomènes, si vous nous expliquiez la genèse de ces projets éditoriaux avec Charles Pépin?
Nous sommes déjà sur le deuxième album de philo puisque nous avions publié auparavant le Platon la Gaffe. Nous nous sommes connus  car nous travaillions tous les deux à Philosophie magazine. Je publiais mes dessins et lui faisait ses chroniques aussi quand j’ai voulu réunir dans un recueil tous ces dessins, pour en faire une espèce de panthéon philosophique, j’ai cherché quelqu’un qui aurait à la fois les connaissances - le sérieux universitaire -  mais aussi la grâce littéraire et le recul pour que nous puissions arriver à faire quelque chose d’équilibré. Nous ne nous connaissions donc pas plus que ça lorsque nous avons testé les premiers textes...ça a très bien marché et, en même temps, nous sommes devenus copains et l’on s’est donc lancé dans un projet au long cours d’édition.

Avant de nous plonger dans ce guide philosophique "pour survivre au travail" et dans cette « Planète des sages , encyclopédie mondiale - rien que ça ! -  des philosophes et des philosophies » une question toute bête : vous souvenez-vous du philosophe qui vous ait le plus marqué lorsque vous étiez en terminale? Celui dont la pensée - à l'époque où l'on ne pense qu'à bachoter et à séduire les filles- vous avait interrogé?
Il y a un philosophe qui m’a toujours plu et me séduit encore aujourd’hui, c’est Montaigne... parce qu’il est très littéraire et que ce n’est pas seulement un philosophe de systèmes (Charles Pépin, par exemple, adore Hegel qui m’a toujours paru beaucoup trop aride). Les liens des ouvrages de Montaigne avec l’histoire et la littérature font un pont avec la pensée toute crue du philosophe et procurent donc en plus un plaisir esthétique.

Et aujourd'hui ( et maintenant , qu'en plus, vous vous êtes penché sur la question), avez-vous un (ou plusieurs!) philosophe(s) de chevet...et le(s)quel(s)?
J’ai découvert Lucrèce que je n’avais pas lu . « De la nature des choses » m’a beaucoup marqué. En plus, son anti-religiosité est vraiment très moderne et résonne complètement différemment aujourd’hui. J’ai étudié pas mal de philosophes en apprenant l’allemand aussi - je me souviens de textes de Kant sur les Lumières assez marquants. Spinoza est également quelqu’un de très important pour moi par rapport à sa lucidité joyeuse et des philosophes comme Camus, qui réussissent ce pari incroyable d’avoir le discernement de l’absurdité du monde et de rester en même temps suffisamment solaires. Camus est l’auteur de textes à la fois très sombres et odes à la vie.

Comment travaillez-vous à quatre mains et à deux cerveaux concrètement ? L'un joue-t-il le rôle de la poule et l'autre celui de l'œuf ? Ou tout est d'abord globalement imaginé ensemble et vous partez ensuite chacun avec des devoirs à faire à la maison?
Moi je fais toute ma partie - mes textes, mes pages, mes dessins - et puis je donne le lot à Charles Pépin. Charge à lui, ensuite, de réfléchir et de commenter ce que je lui donne…mais lui vient tout le temps après. Ce qui est plutôt l’inverse de ce qui est habituel.

Dans "Platon la Gaffe", vous avez exploré ensemble la question du travail ;  le nouvel opus se veut une encyclopédie de grands noms de la philosophie...Avez-vous envisagé d'autres tomes? Ou vous approfondiriez par exemple la question du sujet et de ses désirs, de sa perception, de l'Autre ou encore la Morale et la liberté, le devoir, le bonheur?
Nous commençons à travailler sur la mythologie ; il y a une série que j’ai débuté dans Philosophie magazine depuis quelques temps qui se nomme « Cinquante nuances de grec » et donc j'imagine que ce sera quelque chose de vraiment chouette à mettre en place.

Dans "Platon la Gaffe", on croise Nieztsche en DRH, Jean-Philippe Dieu chef fondateur de la boîte et dont les bureaux sont au 7ème , Montaigne en période d'essais depuis 35 ans, Thomas d'Aquin délégué de la CFTC à la Cogitop, Foucault en responsable " sécurité et télé-surveillance »… comment s'est fait la distribution des postes dans l'entreprise? Par affinités philosophiques, ça, on avait bien compris...mais concrètement, comment s'est déroulé le casting?
Il y en a de très évidents…le Foucault qui surveille et punit, c’est une sorte de contre-emploi; c’est très rigolo de le mettre en scène en patron de la vidéo-surveillance. Montaigne en période d’essai, c’est évidemment une ironie sur le titre de son oeuvre la plus célèbre. Ensuite, c’est très marrant de séparer les grecs et les allemands parce qu’évidemment, dans l’histoire de la philosophie , il y a toujours eu cette espèce d’écho et de concurrence. C’est amusant de mettre Nietzsche comme DRH puisqu’il doit avoir affaire à la fois aux grecs et aux allemands. Nietzsche est, je dirais, le plus transversal de tous les philosophes ; celui qui, de sa génération, était le plus tourné vers l’Orient et vers cette ancienne pensée grecque - qui est plutôt la pensée d’Héraclite - à laquelle l’Occident avait tourné le dos pendant plusieurs siècles.

Plaire et instruire...le credo de Jul et de Charles Pépin? Un pied de nez à des leçons ennuyeuses auxquelles vous auriez préféré ce genre de cours comico-théoriques ? ça vous agace si on vous dit qu'il y a quelque chose de très pédagogique dans ce travail?
Je suis un ancien professeur ; il est clair que ma manière de transmettre passait justement par l’utilisation de toutes ces grandes oeuvres patrimoniales, ces références communes - qui font culture et civilisation - et qui sont un petit peu , pour le coup, le berceau, le creuset de la fameuse et introuvable identité nationale. Je pense, pour ma part, qu’on est ce qu’on lit , beaucoup plus que des questions de papiers d’identité ou d’origine. Je crois en cette « communauté d’esprits » et mon ambition, c’est de faire résonner et exister cette communauté-là. Alors, est-ce qu’on appelle ça «  pédagogie »? Moi j’ai une façon d’amener les choses. L’humour, en soi, est une posture philosophique et le recul qu’implique l’humour a finalement beaucoup à voir avec le recul que demande l’exercice de la philosophie.

" Qu'ils sont cons ces grecs", s'exclame en riant Marx, le délégué CGT de la boîte. Et ça revient souvent ces blagues sur les grecs dans le premier tome ...C'est un peu comme avec Goscinny ; le " Ils sont fous ces Romains"? Genre, règle n°1: pour faire un bon ouvrage de BD, ne jamais oublier les leitmotivs?
Leitmotiv, c’est un terme très wagnérien, cher à Nietzsche….effectivement, le running-gag, c’est l’un des outils et instruments du comique. Ce n’est pas le seul aspect du comique mais c’est toujours rigolo …C’est comme dans la vie, les gens sont toujours un peu prisonniers de leurs névroses donc c’est marrant la répétition.

Jul et PépinAllez, comme Descartes, quelle est votre méthode? Vos jeux de mots ( Epicure de Désintox, L'empirisme contre-attaque, Le Tao par les cornes...), vos associations d'idées ( de Lucrèce à Baloo...), c'est comme avec la caverne de Platon, c'est inné chez vous ou - et vous allez tomber "un peu " de votre piédestal mais ...- tout cela nait d'un travail de brainstorming, de documentation, de brouillons et rebrouillons?
C’est un travail au long cours pour faire un album de philo. Il me faut au moins deux ou trois ans de lectures, de discussions, de ruminations…ça se fait donc moins vite que, par exemple, Silex and the City, qui est davantage dans la fulgurance, dans le gag tout de suite trouvé.

Quant à vos objectifs : diriez-vous que le travail du dessinateur, c'est à la fois de mettre en scène et de synthétiser pour permettre de mieux retenir...tandis que l'auteur approfondit, débat et suscite le questionnement?
Moi je fais un petit peu les deux parce que je conçois des textes et le dessin . Je dirais cependant que la partie bande-dessinée, c’est vraiment le gag. Elle prépare psychologiquement le lecteur à entrer ensuite possiblement - et de manière plus approfondie à travers le texte -  dans d’autres dimensions. Ce sont deux fenêtres ouvertes d’un même édifice.

Bon, ensuite, concernant l'encyclopédie, on s'interroge : comment s'est fait le classement? au jeu de dés? Parce que Merleau-Ponty entre Jésus et Judith Butler ou encore Héraclite entre Gandhi et Proudhon, ça nous laisse perplexe...
Il y a tout de même un classement dans l’index où l’on peut retrouver les philosophes dans l’ordre alphabétique mais, concernant l’ordre dans lequel ils sont présentés dans l’album, varier les périodes, les types de dessins et les gags, c’était une question de plaisir de lecture et de fluidité…de manière à ce que le lecteur n’ait pas l’impression que les choses se répètent justement. Le choix visait le confort du lecteur avant tout plutôt que la logique pure.

Parler de Judith Butler, par exemple, et de sa théorie du genre, c'était aussi la volonté de revenir sur des erreurs d'interprétation véhiculées par les médias...?
Non, c’était plutôt pour dire que la philosophie a beaucoup à voir avec ce qui se passe aujourd’hui et avec les grands débats politiques ; elle n’est pas coupée du monde dans sa tour d’ivoire. On voulait rappeler qu’elle traite toutes les questions autour desquelles la société s’écharpe aujourd’hui - que ce soit la conscience animale, le végétarisme, la question du sexe et du genre autour du mariage pour tous ( que traite Butler ), la question de la couche radicale, du terrorisme ( à travers Chomsky ou Badiou ) …Oui, c’est pour dire d’où ça vient et pour pouvoir soi-même se forger une opinion en y voyant un peu plus clair dans ce qui est en général ressucé, remâché et dont on perd un  peu l’origine dans les débats journalistiques.

Quel public - 170 000 exemplaires pour le tome 1 quand même! - est attiré par ce genre d'ouvrage? Les mêmes qui lisent Silex and the City?  En dédicace, des lecteurs vous ont-ils dit qu'ils avaient eu envie ensuite de relire ou d'approfondir leurs connaissances sur un philosophe? Une anecdote de dédicace?
C’est assez différent de Silex et, ce qui est amusant, c’est que très souvent il y a des jeunes qui viennent en dédicace et qui me disent «  je voudrais cette dédicace pour mon grand-père » et des personnes âgées qui disent «  je voudrais cet album pour ma petite-fille ». En gros, très souvent, c’est quelque chose qu’on offre comme une sorte de message… Nous faisons donc face à un public vraiment composite. Platon la Gaffe intéressait beaucoup de gens qui évoluent dans le monde du travail , qui trouvaient ce thème-là rigolo et qui n’étaient pas au courant finalement des autres livres que j’avais pu faire; tout ça se complète d’une certaine façon.  

Après avoir plaisanté surtout avec les classiques dans « Platon la Gaffe », « La planète des sages » est une volonté de mettre en lumière la pensée contemporaine? de peut-être aussi dépoussiérer l'idée que la philosophie est toujours l'affaire de penseurs portant toge ou au sévissant en perruques et en bas ?
Oui, on a appelé cela « La planète des sages » car, parmi eux, il y a aussi des scientifiques, des sociologues…il y a même le petit prince. Bon, là, c’est vrai, c’était un clin d’oeil un peu par l’absurde. C’était une façon de dire qu’il y a plein de manières de réfléchir au monde qui nous entoure.

page 4 julFinissons avec Lyotard si vous le voulez bien : Charles Pépin écrit à propos de la post-modernité, dans laquelle nous sommes plongés jusqu'au cou: " Vivre dans la post-modernité, (...) c'est être le contemporain d'une gigantesque crise du discours. S'il n'y a plus de grands récits, ne restent que de petites histoires. Quand on ne croit plus en rien, alors on commence à se moquer de tout. (....) Lyotard annonce le premier l'ère de l'ironie généralisée...". Ces deux livres flirtent avec la parodie mais ont l'ambition de faire entendre les pensées de grandes âmes. Comment vous situez-vous dans cette post-modernité, Jul?
On est - qu’on le veuille ou non ou qu’on le nomme d’une manière ou d’une autre, juste le produit de notre présent, des sur-déterminations sociales, culturelles et de nos itinéraires individuels…donc on ne peut pas complètement s’abstraire de ça et c’est en en ayant conscience, peut-être, qu’on peut s’emparer de sa propre liberté. On est dans un monde beaucoup moins théologique - nos déterminismes seront donc beaucoup moins religieux aujourd’hui , en tous cas pour une bonne partie de la population en France(je parle ici du nerf global). Oui, il y a une forme de post-modernité mais charge à nous d’inventer une autre forme de grand discours, de grand récit, de mythe…et, de toutes façons, je pense qu’avec les bonds technologiques et les avancées scientifiques que nous vivons, nous sommes probablement amenés à redéfinir le sujet et le contrat social, ce qui induira probablement une nouvelle façon d’appréhender la société et le réel. 

La planète des sages - Tome 2 - Encyclopédie mondiale des philosophes et des philosophies
Editions: Dargaud
De Charles Pépin et Jul
Prix: 19,99€
En librairie depuis le 13 novembre 2015

La Planète des sages T1 - Encyclopédie mondiale des philosophes et des philosophies
Editions: Dargaud
De Charles Pépin et Jul
Prix: 19,99€
En librairie depuis le 26 août 2011

Platon La gaffe, Survivre au travail avec les philosophes
Editions: Dargaud
De Charles Pépin et Jul
Prix : 19,99€
En librairie depuis le 21 novembre 2013

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