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Jules Renard : l’homme dont la tête était une forêt de mots

  • Écrit par : Guillaume Chérel

Jules RenardPar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.fr/ Philippe Tesson, propriétaire du Théâtre de Poche, a rappelé (lors de la première de « Jules Renard, l’Homme qui voulait être un arbre »), que le dit Renard n’était pas oublié mais pas toujours reconnu à sa juste valeur. Il a loué l’entreprise de Catherine Sauval, émue aux larmes, mais aussi enjouée et espiègle, comme pouvait l’être l’auteur de « Poil de Carotte ». Passé le moment de surprise : « comment une femme peut-elle parler au nom de l’homme illustre ? On est pris par les mots… Les doux bons mots de Jules Renard. Renard, Renard, répétons ce nom à l’envi, et qui va si bien derrière le prénom de Jules. Renard, donc ce n’est pas qu’un as des aphorismes savoureux à la Oscar Wilde (« Je vois la vie en rosse »), ni « seulement » "Poil de Carotte" (excusez du peu), c’est aussi et surtout son Journal.

«  C’est suite aux représentations de « Poil de carotte », monté en 2010 au Studio-Théâtre par Philippe Lagrue, où j’interprétais le rôle de Mme Lepic que j’ai commencé à lire le Journal de Jules Renard, explique Catherine Sauval dans sa note d’intention. Ce fut une rencontre comme on en fait peu dans une vie. Une âme était là, qui se livrait toute, et quelle âme ! Je décidai d’en faire un montage, pour le présenter au Vieux Colombier dans le cadre « Un acteur un auteur ». Je commençais par faire ma moisson au fil des pages. Cela prit plusieurs mois (1267 pages, quand-même). Puis il fallut élaguer, la matière était trop touffue. Je ne voulais pas dépasser 1 h 15. Véritable crève-cœur... Il m’apparut très vite que je ne pouvais pas me contenter de l’ordre chronologique : il aurait été fastidieux pour le spectateur de passer sans arrêt à hue et à dia. J’organisai donc les extraits retenus en thèmes. Il fallait aussi trouver dans les enchainements une logique interne suffisante pour que je puisse l’apprendre par cœur. Curieusement l’agencement se fit comme par magie en moins d’une heure, comme si chaque phrase connaissait sa place et la rejoignait avec impatience... ».
Se succèdent donc sa timidité : « Je suis né noué et rien ne tranchera le nœud » ; sa neurasthénie : « Je prévois très bien que moi aussi j’aurai des heures de vieillesse où un coup de fusil dans la tête ne me fera plus aucun mal » ; Sa difficulté d’écrire : « Je sens que je n’arriverai à rien » ; Son jugement sévère sur le théâtre : « Au théâtre, il y a toujours quelque chose de mécaniquement prévu qui m’est insupportable » ; Ses figures parentales : « Savez-vous comment ma mère appelle l’auteur de ces trois petits actes : Poil de carotte, Plaisir de rompre et Pain de ménage ? Le chieur d’encre » ; Ses considérations sur la mort : « Pourquoi serait-il plus difficile de mourir, c’est-à-dire de passer de la vie à la mort, que de naître, c’est-à-dire de passer de la mort à la vie ? » ; Sa propre vanité par lui-même moquée : « Je n’ai pas pu m’empêcher de dire à la patrie : la petite toujours m’impressionne jusqu’aux larmes... ».
Jules Renard, c’est un peu comme Victor Hugo : on l’eut dit fait pour écrire (la confiance en moins), tant les mots semblent couler comme de source : « Mon cerveau devient comme une toile d’araignée : la vie n’y peut plus passer sans se faire prendre ». Enfant mal aimé, déprimé à l’humour noir, d’une cruelle lucidité sur les autres et sur lui-même, écartelé entre son orgueil « à dépasser l’Arc de triomphe » et sa timidité maladive, conscient de sa valeur et assailli de doutes, frère des arbres et des nuages, amoureux de la Lune, plume des animaux, des humbles, poète n’aspirant finalement qu’au silence, Jules Renard nous livre, par-delà son talent, son humaine faiblesse – la nôtre – et par là même nous aide à vivre.
Jules Renard, l’homme qui voulait être un arbre : « Je ne peux pas regarder une feuille d’arbre sans être écrasé par l’univers.» Au fil du temps, ses mots se font de plus en plus rares, non parce que tout a été dit, mais parce que rien ne peut être dit : « Le meilleur de nous est incommunicable. » Je ne me sens qu’au bord de la vérité. Ce qui l’en sépare, c’est précisément ce qui fait de lui un écrivain : la parole. Fuyant le silence mortifère de son enfance (« Chez les Lepic, on faisait du silence comme d’autres la conversation »). Renard y revient, par le mutisme de la terre, de ses bêtes et de ses gens. La perte d’une vache est décrite avec compassion. Et les dialogues avec le paysan, ou sa cousine, sont d’une drôlerie toute en finesse, car ils stigmatisent bien le décalage entre l’intellectuel et l’homme, ou la femme, de peu : mais comment peut-on gagner sa vie en écrivant ? C’est d’ailleurs le seul métier où l’on ne frise pas le ridicule quand il ne rapporte pas, s’amuse Renard, lucide sur lui-même.
Poète, il a des fulgurances. Sa définition de l’écrivain : « Tu as été créé et mis au monde pour être la conscience de tout ce qui n’a pas de conscience (…) Les phrases deviennent si maigres que la vie toute entière se voit à travers. C’est que l’écriture porte en elle sa propre condamnation (…) Une pensée écrite est morte. Elle vivait. Elle ne vit plus. Elle était fleur ». Et puis tiens, laissons-lui parole (écrire étant une manière de ne pas être interrompu, dixit) : « L’écriture l’a rendue artificielle, c’est-à-dire immuable. Les vrais sages, les vrais grands, sont ceux qui ne parlent pas, qui n’écrivent rien. Et les modèles ultimes de cette sagesse sont bien sûr les arbres, si chers à son cœur : « Je sens qu’ils doivent être ma vraie famille. J’oublierai vite l’autre. Si je pouvais m’arranger avec Dieu, je lui demanderais de me métamorphoser en arbre, en arbre qui, du haut des Croisettes, regarderait mon village. Comme les formes des arbres noirs se dissolvent peu à peu sous la neige, la parole succombe enfin au silence. C’est fini. Je n’ai plus rien à dire. C’est le désastre. C’est une catastrophe de silence. La neige sur l’eau : du silence sur du silence. »
Comment sait-on qu’un, ou une interprète, a réussi sa prestation scénique ? Lorsqu’il ou elle s’efface derrière le texte, et l’auteur évidemment. Quand il ou elle semble ne jouer que pour vous sans cabotiner. Mais surtout quand il ou elle donne envie de le (re)lire. De le (re)découvrir. Catherine Sauval sauve une fois encore Renard du silence. Elle fait entendre jusqu’au bruit d’une larme, le son de son âme. Jules Renard peut se retourner de plaisir dans sa tombe.

Jules Renard, l’homme qui voulait être un arbre , d’après « Le Journal, Bucolique et Histoires naturelles », de Jules Renard. De et avec Catherine Saval, au théâtre de Poche : 75, bld Montparnasse – 75006 Paris.

Du 03 octobre 2016 au 26 décembre 2016 - Le Lundi à 19h - Résa : 01 45 44 50 21 / www.theatredepoche-montparnasse.com

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