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L'Académie des Muses : une réflexion cinématographique incarnée sur le désir et ses mécanismes

Académie des muses Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Lors d'une avant-première au Diagonal montpelliérain, José Luis Guerín, réalisateur espagnol de neuf long-métrages ( dont plusieurs documentaires : "En construcción" a reçu le Prix spécial du jury au Festival de Saint-Sébastien 2001 et le Goya du Meilleur film documentaire (2002)) en a expliqué la genèse et les enjeux : "Je n'aurais jamais proposé de moi-même l'idée de cette Académie! Cela me semblait trop peu vraisemblable pour que le public y adhère!".

L'idée est née du travail avec les "comédiens". Documentariste rompu à l'exercice, il a souhaité ensuite rappeler qu'il s'agissait bien d'une fiction "même s'il n'aurait jamais fait ce film sans avoir réalisé de documentaire auparavant." "Aucun texte n'a été écrit au préalable. Les "acteurs" ont été dialoguistes et, sans en avoir conscience, co-scénaristes." Un secret de fabrication? José Luis Guerín a alterné jours de tournage / jours de montage. Cela lui permettait "de prendre conscience des personnages et des situations, de pouvoir déclencher des directions et provoquer des situations." Il y avait ainsi "une interaction permanente avec les mots inventés par les comédiens." Pour lui, le cinéma est un "outil de connaissance". Sa caméra révèle des portraits et des situations qu'il ne juge pas et n'orchestre pas : " je n'ai jamais fait un film pour imposer une thèse aux spectateurs mais pour découvrir quelque chose au-delà de moi, l'idée c'est d'avoir une révélation".

L'amphithéâtre d'une université de Lettres. Cours d'un professeur de philologie. On y débat sur la poésie "qui s'écrit avec la langue des sentiments", le désir et la littérature comme truchements de l'amour. Echo et Narcisse, Apollon et Daphné, Orphée et Eurydice, La divine Comédie de Dante, Lancelot et Guenièvre, entre autres, sont convoqués. Très vite, ressortent de cette assemblée de visages essentiellement féminins des personnalités affirmées que l'on retrouve ensuite dans une plus sphère privée, en discussions amicales sur leurs relations sentimentales respectives ou....en tête à tête avec le professeur. Cet homme charismatique dont la bibliothèque est le reflet de son esprit, bientôt perturbé par les tentations de la chair vivante et vibrante de ses élèves. Quand l'on sait que tous les dialogues sont nés de l'improvisation, on aime encore davantage les répliques délicieuses et le mordant de son épouse, qui assiste à de nombreux cours et pense que " l'amour est une invention de la littérature" qui fait des pauvres femmes qui bovarysent des " nymphes égorgées".

[bt_quote style="default" width="0"]- Que fais-tu en cours sinon prêcher? - Je suis là pour semer le doute.[/bt_quote]

Ce professeur distille dans l'esprit de ses élèves des théories séduisantes pour le sexe féminin, dans lesquelles le mythe de Pygmalion pourrait s'inverser et les Muses, non plus créatures mythologiques chimériques, seraient des femmes de chair, assumant et imposant leurs désirs et leur puissance. A une jeune femme qui désespère d'avoir été quittée, il argue qu'elle transforme des hommes insipides en poètes, qu'elle doit s'en réjouir, que sa Parole reste à elle..même si elle se sent dépossédée et trahie. Plus loin, devenue sa maîtresse, il lui précise que l'amour nous fait découvrir le personnage qui est en nous. On pense alors à Breton et son " L'amour, c'est rencontrer quelqu'un qui vous donne de vos nouvelles." Une autre, qu'il promène en "Arcadie" pour écouter le chant des bergers, interviewe Giovanni, un berger qu'elle trouve attirant...Elle en tombe amoureuse par le truchement de la littérature, qui fait de ce berger un objet de fantasme, stéréotype d'une légende pastorale. Et de conclure : "La littérature amplifie les sentiments. L'amour s'amplifie de ce qu'on y met dedans."

[bt_quote style="default" width="0"]- Ce que tu appelles double vie est ma recherche. -Tu n'es pas Socrate. Et ton cours n'est pas le banquet![/bt_quote]

"L'Académie des Muses" est un film brillant par la manière dont il trouble les frontières entre théorie et expérience, métaphysique et incarnation, espace public et espace privé, raison et sentiments. Sonorement, la pluralité des langues ( sarde, italienne, espagnole, catalane),qui se mélangent et débattent sans cesse, est attrayante. Le traitement de l'image, enfin, est d'un grand intérêt car il relève autant d'une esthétique singulière et soignée que d'un engagement d'artiste: " c'est un film fait sans rien, sans argent...aussi, parfois, il y a eu des accidents de caméra. D'habitude on triche au montage avec des inserts - ces images qui dissimulent - je voulais ,moi , montrer la précarité. Mon film, c'est un film de la crise." Il y a donc des pauses noires qui sont pourtant "des respirations". De même, comme les comédiens n'en sont pas au départ, les scènes intimes sont souvent filmées derrière un écran ( la vitre de la voiture du professeur, la fenêtre de l'appartement de ce dernier et de son épouse, la baie vitrée d'une terrasse de café), cela permet de libérer la parole, de faciliter le jeu. José Luis Guerín use d'une syntaxe visuelle pertinente ; voilà un film qui joue - et donne du sens - aux surimpressions, aux gros plans et aux effets de reflets "qui provoquent un imaginaire de l'espace". Ainsi même les accidents de caméra prennent sens : lorsque le visage d'une jeune femme s'évanouit progressivement avec la réverbération sur la vitre; cela coïncide avec un moment où elle dit que seuls ses mots sont importants... et son corps disparaît... Alors, même la défaillance technique prend sens.

Un film au plus près de la vie et paradoxalement flirtant avec des pensées de haut vol. Une révélation au message aussi sibyllin que diaphane, laissant aux Muses leurs charmes mystérieux et aux humains leurs faiblesses intrinsèques...On vous le recommande vivement!

 

L’Académie des Muses
De José Luis Guerín
Avec Raffaele Pinto, Emanuela Forgetta, Rosa Delor Muns...
Date de sortie :  13 avril 2016 (1h 32min)

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