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Dave Eggers : le trublion de la littérature américaine ou le cauchemar numérique

Le cerclePar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.fr/ En digne descendant de George Orwell et de William S. Burroughs, Dave Eggers renouvelle la littérature d’anticipation dystopique.  « Le Cercle », son nouveau roman, est le premier de notre nouvelle ère « hypernumérique ». Mais, avant d’aller plus loin, rappelons qui est ce Dave Eggers, considéré comme l’un des plus talentueux écrivains américains de la nouvelle génération.

 

Né le 12 mars 1970 à Boston, il se fait connaître en 2000 avec "A Heartbreaking Work of Staggering Genius" (Une œuvre déchirante d’un génie renversant, publié chez Balland, épuisé depuis), autofiction poignante dans laquelle il raconte la perte de ses deux parents emportés par le cancer à quelques mois d’intervalle. Mais au lieu d’en faire une tragédie, il transforme ce drame en farce drolatique. En effet, devenu tuteur de son petit frère l’étudiant tente de continuer à vivre comme si de rien n’était… Et c’est un peu la pagaille. Après des études de journalisme, Dave Eggers enchaîne les succès s’intéressant aux sujets brûlant de l’actualité comme l’investissement étranger en Arabie Saoudite dans « Un Hologramme pour le Roi »(2012), ou les zones d’ombre de la société américaine dans « Suive qui peut », « Pourquoi nous avons faim », et « Zeitoun ». A savoir le charity-bizness et la « guantanamisation » sécuritaire d’un pays devenu paranoïaque et plus violent que le terrorisme qu’il prétend combattre.
Il a aussi écrit « Le Grand quoi » (Gallimard toujours), chef d’œuvre picaresque racontant l’histoire vraie de « Valentino », jeune africain contraint de fuir le Darfour. Dave Eggers est également le fondateur du magazine littéraire The Believer et de la maison d’édition indépendante McSweeney’s. En homme de lettres activiste, il crée la « 826 National », une association basée à San Francisco qui organise des ateliers d’écriture pour les jeunes de 6 à 18 ans. Cet homme sait tout faire et tout écrire. Il doit même être le gendre idéal… jeune, beau, brillant. Un rien énervant.
Revenons au « Cercle », où il décrit les dérives d’une grande boîte numérique nommée mélange de Google, Facebook, Apple et consorts : l’entreprise qui fait miroiter un monde idéalisé… Mais le rêve de cette utopie a un arrière-goût étrange. Le jour où la jeune Mae Holland est engagée au « Cercle », donc, grâce au pistonnage d’une amie, elle est consciente de sa chance. L’énorme entreprise de technologie réunit les « esprits les plus brillants de sa génération ». Elle conçoit de nouveaux outils numériques et invente mois après mois des concepts passionnants pour révolutionner les usages d’internet, et à travers eux toute la société. Mae fait ses premiers pas au service client, tout en bas de l’échelle. L’expérience est néanmoins enrichissante. Le managing semble axé sur le positivisme et les bureaux se trouvent sur un immense campus près de San Francisco, avec de nombreux privilèges : salles de sports, cantines, soirées, cadeaux… Or, en pénétrant dans le Cercle, cette entreprise idyllique de l’extérieur, le lecteur entrevoit les rouages de son fonctionnement. Le Cercle apparaît comme un vampire. Les chefs de Mae lui reprochent de ne pas assez sociabiliser avec ses collègues lors des apéros qui ont lieu tous les soirs. Où était-elle ce week-end ? Dans sa famille ? Mais pourquoi ne pas être restée sur le campus pour profiter des concerts et fêtes organisées ? De chantage affectif en chantage affectif, Mae culpabilise et commence à se couper de l’extérieur. Bien vite, sa vie ne tourne plus qu’autour de son boulot. Y-a-t-il une vie en dehors de l’entreprise ? Pas selon la définition du Cercle.
Mae tombe dans le panneau et fait tout son possible pour contenter ses chefs et faire partie de ces happy fews qui travaillent au coeur des révolutions numériques de demain. En plus, quelle aubaine,  il y a des chambres très confortables – et gratuites – à la disposition des employés qui travaillent tard et préféreraient passer la nuit sur place… Malgré son implication soutenue, Mae se voit reprocher autre chose. Elle n’utilise pas suffisamment le réseau social de l’entreprise. Documenter sa vie et ses idées, cela fait partie de ses devoirs en tant qu’employée du Cercle… vicieux.
Partager sur le réseau, c’est montrer aux autres qu’ils comptent, c’est faire preuve de générosité. Le slogan de l’entreprise Sharing is caring (partager c’est prendre soin des autres ?) résume cette idée. Mae passe alors un temps fou à sociabiliser avec d’autres humains via le super-Facebook de cette époque future mais pas si lointaine. Car il n’est pas très différent du nôtre, ce monde du futur, avec nos profils vérifiés, étudiés, décryptés par Google, Facebook et Twitter. Des échanges qui semblent sans consistance lui permettent de gagner des points dans le classement des « Circlers » les plus actifs. Les employés les plus zélés ont en effet un statut spécial et envié au sein de la société de high-tech. Peu à peu, à force de bonne volonté et de geeking acharné, Mae deviendra ainsi une figure du Cercle. Et ses nuits seront de plus en plus courtes. Quant à ses excursions à l’extérieur du campus… Elles se font de plus en plus rares.
L’idée développée par Eggers la plus flippante est cette super-boîte multimédia qui, observant les gens en tout temps (Big Brother is watching you), grâce à des caméras qui les encourage à se comporter de la meilleure façon possible : « Si vous saviez que vous étiez potentiellement filmé tout le temps, comment vous comporteriez-vous? De manière exemplaire, bien sûr. Donc si on installe des caméras partout, on éradiquera certains mauvais comportements. C’est l’argument du Cercle : « Tout ce qui se passe doit être su. ». Des micro-caméras fabriquées par la boîte sont ainsi déposées par des sympathisants en différents points du globe. Un site internet permet à n’importe qui de découvrir des vues live de différents endroits du monde. Certains acceptent même d’en porter sur eux lors d’expériences particulières. C’est merveilleux ! Un jeune paraplégique peut ainsi avoir l’impression d’escalader l’Himalaya par écran interposé. Le fondateur de cette idée, qui est surfeur, a ratissé toutes les plages des States pour que les mordus des vagues ne soient plus forcés de se rendre à la plage pour prendre la température de la mer.
C’est là que notre héroïne, Mae Holland, amateure de canoé-kayak, éprouve un soir le besoin de faire un tour sur l’océan après une dispute avec sa famille (qu’elle voit quand elle peut malgré un père malade sans assurance). Elle se rend à son club habituel, fermé car il est tard. Mais… un canoé est resté posé contre la balustrade. Mae hésite deux secondes, vérifie que personne ne la voit et part pagayer gaiement, sans gilet de sauvetage. Quand elle revient, c’est la police qui la cueille, et elle meurt de honte. La responsable du club de canoé, qui la reconnaît comme sa fidèle cliente, parvient à la disculper d’un vol. Le mal est fait. L’affaire – pourtant anodine –  remonte au boss de Mae, qui la traite d’égoïste pour avoir mis en danger l’affaire de location de canoé, sur un coup de tête. Bien sûr, il est au courant, comme la police, grâce aux caméras installées sur la plage, qui sont si petites qu’elles échappent à tout le monde. Mae est prête à tout pour se racheter, et accepte de participer au tout dernier programme lancé par le Cercle : BE TRANSPARENT, pour ne plus jamais rien cacher et devenir le visage de l’entreprise pour le public. Cela consiste à porter en permanence une caméra sur elle. Une sorte de téléréalité, sauf que le cobaye n’atteint jamais les coulisses et qu’aucun montage n’est possible. Un mystérieux jeune homme apparu des caves du campus tente de la convaincre de ne pas se laisser happer par le système. De faire marche arrière. Surtout que la prochaine étape imaginée par le Cercle est inquiétante… Et puis, un jour, c’est le drame… On se croirait dans « Le Prisonnier » : JE NE SUIS PAS UN NUMERO ! C’est le « 1984 » du XXIe siècle. Un cauchemar éveillé… Ce Dave Eggers n’a pas fini de nous surprendre.

Le Cercle de Dave Eggers, traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson, 510 p, 25 euros, Gallimard / Du Monde entier.

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